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La décoration
du manuscrit 193 de Vendôme (1)

Depuis qu’elle a été reproduite au XVIIIe siècle par Dom Mabillon, dans le tome VI de ses Annales ordinis S. Benedicti, la miniature de Geoffroy de Vendôme agenouillé devant le Christ est bien connue. Après la découverte spectaculaire, en 1972, des fragments des peintures murales dans la salle capitulaire de l’abbaye de Vendôme, elle a été incluse dans la discussion stylistique de ces œuvres. Bien que plus tardive d’une trentaine d’années, elle peut en effet être rapprochée de ces peintures exécutées vers 1100 à l’initiative de Geoffroy, abbé de la Trinité. Mais son iconographie n’a guère été étudiée et son insertion dans ce recueil de textes doctrinaux, jamais discutée.

La miniature représente l’auteur du recueil dans une composition originale qui se démarque des scènes qu’on trouve habituellement en tête d’un livre, scènes de dédicace ou montrant un personnage prostré et implorant le Christ qui le bénit. Elle occupe le verso du deuxième feuillet. Par son envergure, par sa technique et par ses coloris elle tranche avec le reste du décor du manuscrit, de facture très modeste. Du f. 7 au f. 59v, tous les textes à l’exception de deux (ff. 9v, 53v) sont introduits par une initiale entourée de filigranes peu développés ou, plus simplement encore, par une initiale de couleur ornée d’un motif d’arabesques en aplats ((f. 8v, 21v). Ce décor tracé à l’encre rouge et bleue est très proche de celui du manuscrit du Mans, autre recueil contemporain des œuvres de Geoffroy réalisé sans doute, lui aussi, sous sa direction à la Trinité de Vendôme. A partir du f. 64v, il fait place à de simples initiales rubriquées rouges.

Plusieurs indices permettent de déduire qu’à l’origine, le manuscrit de Vendôme devait commencer, comme les deux recueils contemporains des œuvres de Geoffroy conservés au Mans et à Florence, par le traité Sur le corps et le sang de notre Seigneur Jésus Christ (f. 7r), œuvre théologique où Geoffroy rappelle avec vigueur la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Le recto du folio 7, à partir duquel commence une série de quaternions réguliers, est une page très soignée. Elle a reçu le décor le plus important puisque deux initiales filigranées s’y succèdent, la seconde introduisant le traité proprement dit et la première, le préambule dans lequel l’abbé s’adresse à la chrétienté entière (Frère Geoffroy pécheur, écrivain catholique dans le présent traité, à tous les chrétiens pour qu’ils croient avec rectitude à propos du corps et du sang du Seigneur…). L’espace de la ligne restée vide à la fin de ce préambule a été comblée par un bout-de-ligne orné tracé également à l’encre rouge et bleue.

La miniature a été peinte au verso du deuxième feuillet d’un ensemble qui en compte six (un bi-feuillet suivi d’un binion) : ceux-ci ont dû être ajoutés ultérieurement en tête du codex, après la mort de Geoffroy en 1132, peut-être dans les années qui l’ont suivie. Il est représenté nimbé, audace singulière pour un personnage ni canonisé ni béatifié et chose impensable de son vivant. Cet ensemble préliminaire comporte trois textes liés par une thématique commune, la lamentation de l’âme du pécheur. Comme un refrain, cet épithète courant est repris dans la miniature, associé au nom de Geoffroy dans l’inscription rubriquée à côté de sa tête (Geoffroy pécheur). Celle-ci forme un véritable diptyque avec le deuxième opuscule (f. 3r) que le copiste a pris soin d’écrire tout entier sur cette seule page, quitte à serrer de plus en plus les lettres et les lignes, et à finir en débordant la justification inférieure. Ce texte très personnel, un des rares qu’on ne puisse dater dans l’œuvre de Geoffroy, est uniquement connu par le manuscrit de Vendôme : Dieu adresse des reproches au pécheur, qui n’est autre que l’abbé de la Trinité puisque qualifié de gardien et pasteur de mon Eglise ; celui-ci, pénitent, lui répond par sa confession.

Ce dialogue est prolongé par le monologue que Geoffroy, agenouillé à la droite du Christ trônant sur le globe, lui adresse dans la peinture en face. Ecrit à l’encre rouge dans l’espace entre eux pour être lu de bas en haut, il contribue à établir le lien étroit entre les deux personnages humain et divin qui caractérise cette composition. Tout en se nommant pécheur, l’abbé emprunte en les modifiant légèrement les paroles de Job, l’homme juste par excellence de l’Ancien Testament, pieux et inébranlable dans sa foi au cours de toutes les épreuves que Dieu lui fit subir : Même si tu me tues, j’espérerai en toi, ô Christ (cf. Jb 13, 15). Geoffroy exprime ainsi sa confiance d’être sauvé et de siéger à la droite du Christ au paradis. Le même espoir anime le pécheur du dialogue transcrit sur la page d’en face qui conclut en invoquant la miséricorde de Dieu par le rappel des paroles adressées par son Fils sur la croix au bon larron : Aujourd’hui tu seras avec moi en paradis (Lc 23, 43). La foi en la résurrection se manifeste aussi dans la citation du psaume qu’une main contemporaine a noté en haut du folio 1v : Le Seigneur a dit à mon seigneur : siège à ma droite (Ps 109 [110], 1).

Un encadrement architectural dessiné à l’encre brune sert d’arrière-plan aux deux protagonistes, élément de composition courante depuis le haut Moyen âge mais ici particulièrement développé : un arc surbaissé retombant sur deux colonnes est coiffé de deux édifices d’angle représentés de biais, qui flanquent un bâtiment central dont la coupole adopte la forme d’une palmette double.

Singulière, en revanche, est la non-intégration des deux protagonistes de la scène. Ils sont comme suspendus dans l’espace, à la fois figés et en mouvement. S’étant levé du siège dont nous devinons un élément derrière lui, Geoffroy s’immobilise dans le geste tout féodal de la génuflexion. Le Christ, assis sur le globe, la tête et les bras tournés vers l’abbé, s’en détourne vers la droite, dans un mouvement presque dansant de ses jambes croisées, comme prêt à marcher. De sa main droite, la Dextera Domini, il a fermement saisi le poignet gauche de Geoffroy, geste d’autorité souligné par celui de sa main gauche, l’index pointé vers l’abbé. En signe d’acceptation et d’obéissance, celui-ci offre sa main gauche paume ouverte, geste auquel fait écho sa droite, avancée vers le Christ, les doigts écartés. Bien que leurs visages soient représentés de trois quarts face, ils sont aussi liés par l’intensité des regards. Geoffroy lève la tête vers le Christ qui s’incline très légèrement vers lui. Un mimétisme remarquable les rapproche : ressemblance des visages aux yeux immenses, même barbe, même chevelure brune abondante, celle de Geoffroy nettement caractérisée par sa tonsure, celle du Christ tombant en une natte épaisse sur ses épaules ; mêmes couleurs couvrantes des vêtements, le vert foncé aux plis soulignés de noir et l’orange vif rehaussé de blanc, accord chromatique qui caractérise aussi certains manuscrits enluminés contemporains de Saint-Aubin d’Angers. En sa qualité de cardinal-prêtre propre aux abbés de Vendôme, et pour avoir obtenu en 1103 le privilège de porter les insignes pontificaux, Geoffroy a revêtu par dessus sa chasuble le pallium orné de croix épiscopales. Cet attribut vestimentaire rappelle sa conception toujours ardemment défendue du rôle des abbés, vicaires du Christ et détenteurs, comme les évêques, d’une autorité reçue directement de Dieu.

> suite : La décoration du manuscrit (2)

 

 
 
 
 
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