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La décoration
du manuscrit 193 de Vendôme
On a rapproché à juste titre l’iconographie de
cette scène de celle de la descente du Christ aux limbes. Le Fils de Dieu
en libère les Patriarches et les Justes de l’Ancien Testament, les
entraînant dans sa remontée. Marchant vers l’avant, il saisit derrière
lui Adam, l’ancêtre de l’humanité, par un geste qu’on
rencontre surtout dans les œuvres byzantines et italo-byzantines.
Mais dans la miniature de Vendôme, tous les éléments de la composition
ne peuvent pas être expliqués par la référence à ce sujet iconographique.
Ici, en effet, le Christ est assis, il ne marche pas. Dans la descente
aux limbes, il sauve non pas un individu mais le plus souvent toute une
foule de personnes nues ; cette iconographie exprime l’espoir
que l’humanité tout entière, représentée par Adam en tête (seul
identifiable, parfois avec Eve), sera libérée de l’emprise de la
mort. Pour la miniature de Vendôme il semble qu’on puisse avancer
aussi des parallèles avec d’autres scènes, liées en partie directement
à l’iconographie de saint Pierre et à sa primauté comme chef de
l’Eglise : thème très cher à Geoffroy, qu’il développa
dans le cycle peint dans la salle capitulaire de son monastère.
Deux épisodes importants du Nouveau Testament, fréquemment
retenus par les imagiers, traitent du thème de la crainte de la mort,
de la foi et de l’espérance en la vie éternelle en mettant en scène
un individu face au Christ, Fils du Dieu vivant qui, en un geste de salut,
le touche voire le saisit de sa main.
Saint Jean, l’auteur de l’Apocalypse, raconte
dans sa vision initiale comment il tomba comme mort aux pieds du Fils
de l’Homme. « Mais il posa sur moi sa main droite », lui
disant qu’il était le Vivant qui avait vaincu la mort, détenant
la clef de la Mort et de l’Hadès ; il lui confia alors la mission
de tout noter (Ap 1, 17-18). De cette scène, il existe au moins une représentation,
contemporaine de la miniature de Vendôme, qui montre le Fils de l’Homme
trônant sur le globe et relevant Jean, mi-debout mi-agenouillé devant
lui, en le saisissant de la main ; elle appartient au cycle de fresques
de Castel San Elia di Nepi dans le Latium, daté des environs de 1120-1130.
Or l’abbé Geoffroy de Vendôme a fait de fréquents
voyages à Rome. Hélène Toubert a montré l’influence, dans le décor
peint de la salle capitulaire de la Trinité, de l’iconographie monumentale
italienne et plus précisément romaine. D’origine paléochrétienne,
cette iconographie fut actualisée dans le contexte de la réforme grégorienne
pour appuyer notamment la primauté de Pierre, chef de l’Eglise.
Son investiture par le Christ avant sa Passion (Mt 16, 13-19) fut confirmée
par le Fils de Dieu après sa Résurrection, au bord du lac de Tibériade,
juste après la pêche miraculeuse (Jn 21, 15-19).
Le passage cité de l’Apocalypse de Jean fait écho
à la première profession de foi de Pierre et à l’affirmation de
sa primauté, tel que le relate saint Matthieu dans un passage cité plusieurs
fois dans ses écrits par Geoffroy de Vendôme : l’apôtre reconnaît
en Jésus le Fils du Dieu vivant qui lui confie les clefs du royaume des
Cieux ; les portes de l’Hadès ne résisteront pas à l’Eglise
« édifiée sur cette pierre » dont il est nommé le chef suprême
sur terre.
Cet épisode hautement dogmatique se déroule, dans le
récit de Matthieu, peu de temps après un autre face à face des mêmes protagonistes,
épisode qui nous ramène aux fresques et à la miniature de Vendôme. En
barque sur le lac de Tibériade pendant la nuit, les apôtres aperçoivent
Jésus marchant vers eux sur les eaux. Pierre se précipite à sa rencontre
mais, pris de peur, commence à se noyer. « Il s’écria :
‘Seigneur, sauve-moi !’ Aussitôt Jésus tendit la main
et le saisit, en lui disant : ‘Homme de peu de foi, pourquoi
as-tu douté ?’ » (Mt 14, 28-31). Cette scène est, par
exemple, représentée très fidèlement au texte dans les Evangiles enluminés
à Echternach entre 1043 et 1046 (Escorial, Cod. Vit. 17). Son iconographie
se confond parfois avec la seconde marche de Pierre cette fois-ci dans
l’eau, lors de la pêche miraculeuse au lac de Tibériade quand l’apôtre,
apercevant le Christ ressuscité sur la rive, sort de la barque (Jn 21,
7). Alors qu’ici il n’est pas en danger de se noyer, le peintre
d’un psautier anglais des environs de 1170 le montre nu, s’enfonçant
dans les eaux, les bras tendus vers le Christ qui le saisit de sa main
droite (Glasgow, Univ. Lib., ms. Hunter U.3.2).
Le cycle peint sur le mur sud de la salle capitulaire
de la Trinité de Vendôme fut entièrement consacré à des scènes post-résurrectionnelles,
du Repas d’Emmaüs à l’Ascension du Christ. La pêche miraculeuse
sur le lac de Tibériade est la mieux conservée, avec la barque des apôtres
remontant leur filet rempli de poissons. A son extrémité droite, seule
la partie inférieure est restée visible de la rencontre de Pierre sorti
de la barque et du Christ sur la rive. Nous ne savons donc pas quels gestes
des mains pouvaient lier les deux personnages. Il en est de même dans
la scène suivante où l’on reconnaît, à part un personnage secondaire
debout, les deux protagonistes tournés l’un vers l’autre et
assis sur deux sièges, celui de droite sur un globe, celui de gauche sur
un trône où il apparaît presque debout, les pieds posés sur un marchepied.
Hélène Toubert a reconnu dans cette scène fragmentaire la mission que
le Christ donna à Pierre, de faire paître ses brebis (Jn 21, 17). Elle
est figurée ici en empruntant des éléments formels à l’iconographie
de la Traditio. Dans cette scène dogmatique, le Christ trônant
confie à Pierre, et le plus souvent aussi à saint Paul, mais parfois à
lui seul, sa charge pastorale, symbolisée par le don du livre de la Loi
ou des clefs. L’investiture vendômoise de saint Pierre pasteur in
cathedra permet de mettre en valeur la chaire de l’apôtre,
image symbolique de la primauté du pouvoir pontifical romain. Dans la
salle du chapitre, lieu accessible au monde extérieur à l’abbaye
où se traitaient toutes les affaires importantes, elle rappela opportunément
la position d’abbé exempt relevant directement du pape, défendue
ardemment par Geoffroy, en particulier face à Yves, évêque de Chartres.
Comme Pierre avait été investi par le Christ, Geoffroy
de son vivant se considérait le vicaire direct du Fils de Dieu. Le siège
maladroitement rendu, à peine reconnaissable, qu’on devine derrière
lui dans la miniature du manuscrit de Vendôme, apparaît ainsi comme le
souvenir de la cathedra Petri peinte dans la salle capitulaire.
Après sa mort, Geoffroy est sauvé par le Christ en personne, à l’image
de saint Pierre sauvé de la noyade et de saint Jean auquel le Fils de
l’Homme fit la promesse de la vie éternelle à la fin des temps.
La richesse iconographique de cette miniature, aux références
multiples, tranche avec son isolement artistique. La miniature fut-elle
conçue et exécutée sur l’ordre du successeur de Geoffroy, l’abbé
Fromond ? (Lui aussi dut résister à la pression de l’évêque
de Chartres qui voulut exiger de lui une promesse d’obéissance,
lors de son investiture, au printemps 1132.) Rien de comparable ne subsiste
de la production contemporaine du scriptorium de la Trinité de
Vendôme. Les parentés stylistiques avec l’enluminure angevine ont
été évoquées plus haut, et il faudrait sans doute orienter une investigation
future vers Angers, ville où Geoffroy mourut. Peut-être avait-il alors
sur lui ce recueil si personnel, réalisé sous sa direction et conservé
aujourd’hui à la bibliothèque de Vendôme.
Bibliographie :
Bouchet C., « Une
miniature de manuscrit du XIIe siècle », dans Bulletin
de la Société archéologique, scientifique et littéraire
du Vendômois, 23, 1884, p. 146-158.
Toubert H., « Les
fresques romanes de Vendôme, II : Etude iconographique »,
dans Revue de l’art, 53, 1981, p. 23-38.
Toubert H., « Les
fresques de la Trinité de Vendôme, un témoignage sur
l'art de la réforme grégorienne », dans Cahiers
de civilisation médiévale, 26, 1983, p. 297-326.
Schiller G., Ikonographie
der christlichen Kunst, 3, Die Auferstehung und Erhöhung
Christi, Gütersloh, 1986 ; 5, Die Apokalypse des Johannes,
Gütersloh, 1991.
< retour : La décoration du manuscrit
(1)
À suivre : Reliure du manuscrit
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Descente du Christ aux limbes –
Venise, mosaïque de Saint-Marc, vers 1200
Saint Jean aux pieds du Fils de l'Homme –
Castel San Elia di Nepi,
San Anastasio
Saint Pierre sauvé de la noyade
par le Christ –
Escorial, Cod. Vit. 17, f. 38v
Saint Pierre et le Christ au lac de Tibériade –
Détail des fresques de la salle capitulaire de la Trinité
de Vendôme
Investiture de saint Pierre in
cathedra –
Relevé d'un détail des fresques de la salle capitulaire
de la Trinité de Vendôme |
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